Les théories du complot : quel défi pour la démocratie ?

Les théories du complot sont un phénomène social viral à la fois passionnant et inquiétant. Passionnant car l’étude des théories du complot touche à des domaines aussi divers que la sociologie, la psychologie, la communication, l’argumentation ou la science politique. C’est un phénomène inquiétant car la pensée du complot gagne chaque jour plus de terrain, creusant des fractures au sein des sociétés démocratiques entre croyants et sceptiques…Voici des outils théoriques et pratiques pour développer votre expertise sur le phénomène.

Les théories du complot : de quoi parle-t-on ?

Une théorie du complot consiste à expliquer un événement comme le résultat d’un plan préparé dans l’ombre par un petit groupe d’individus. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Voici, par exemple, comment l’abbé Augustin Barruel expliquait la révolution française, dans un ouvrage publié en 1797 :

Ce qu’il importe de bien démontrer, c’est que, dans cette Révolution Française, tout, jusqu’à ses forfaits les plus épouvantables, a été prévu, combiné, résolu, préparé avec la plus profonde scélératesse par des hommes qui avaient seuls le fil des conspirations longtemps ourdies dans les sociétés secrètes. (Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobinisme,1798, par l’abbé Augustin Barruel)

L’abbé Barruel explique la Révolution Française comme le plan secret d’une secte dont le but était de détruire les fondements de la société et, en particulier, le pouvoir royal et le pouvoir religieux. On trouve, dans les propos de Barruel, les ingrédients des théories contemporaines : le caractère imprévu et chaotique des événements n’est qu’une apparence, tout a été organisé par une petite élite surpuissante. Cette théorie illustre également la grande limite de la pensée du complot : elle réduit les événements les plus complexes à une cause unique. Or, en toute vraisemblance, l’origine d’un événement comme une révolution est à chercher dans une conjonction de facteurs : une situation économique qui se dégrade, une augmentation du nombre d’individus qui n’ont plus rien à perdre, la diffusion d’idées révolutionnaires, le pouvoir qui donne de signes d’incompétence ou de faiblesse… Considérer qu’un événement aussi complexe soit le résultat d’un plan préparé en secret revient à donner des pouvoirs quasi surnaturels aux responsables. Ce que n’hésitent d’ailleurs pas à faire certains internautes d’aujourd’hui lorsqu’ils dénoncent les projets de domination du monde des reptiliens ou des illuminatis…(Pour un exemple, c’est par ici).

Les théories du complot aujourd’hui 

À l’heure des réseaux sociaux, les théories du complot sont devenues l’explication par défaut des événements tragiques (guerres et attentats) pour une majorité de citoyens. La question n’est plus de savoir si un événement dramatique va être expliqué à l’aide d’une théorie du complot, mais quand la théorie va apparaître. En particulier, l’idée d’un projet de « nouvel ordre mondial » est devenue une grille de lecture privilégiée pour expliquer le monde actuel. En voici un exemple, publié après les attentats du 22 mars à Bruxelles :

USA (11 septembre 2011) ! Espagne (11 Mars 2004), Londres (7 Juillet 2005), Norvège (22 Juillet 2011),  France (7 Janvier 2015), France   n° 2 (13 novembre 2015), Belgique (22 mars 2016)… Qui n’y a pas encore eu droit ? L’Allemagne, l’Italie …Ça viendra ! Et il y en aura d’autres en France et aux USA et dans les autres pays membres de l’OTAN ! Il y en aura de plus en plus, de plus en plus de gens mourront ! Car la bande de cinglés qui dirigent vraiment le monde et qui manipulent les pantins que sont nos politiciens veulent deux choses : la guerre et des états policiers. (Source, par ici)

Selon cette théorie, une petite élite (illuminati, juifs, francs-maçons, selon les versions) cherche depuis plusieurs siècles à instaurer un gouvernement mondial tyrannique. Pour ce faire, ils utilisent une stratégie de la peur et de l’abrutissement des masses. La peur, pour que les citoyens acceptent d’abandonner leurs libertés et l’abrutissement des masses, pour que les citoyens soient dans l’incapacité intellectuelle de percevoir la stratégie du nouvel ordre mondial. On comprend, dès lors, l’efficacité des théories du complot. Elles permettent de simplifier un monde devenu pratiquement illisible depuis la fin de la guerre froide, d’y réintroduire une logique binaire : il y a des bons et des méchants. Tout nouvel attentat pourra être interprété comme une « preuve » supplémentaire du plan des méchants. Le plus fort est qu’alors même que cette grille de lecture est simplificatrice, elle offre un sentiment de fierté à qui l’utilise : « on ne me la fait pas à moi, je vois clair dans leur jeu ».

Les théories du complot : pourquoi ça marche ?

Mais la cause principale du succès des théories du complot est à chercher dans le fait que nous avons, en tant que citoyens de démocraties en crise, de très bonnes raisons d’y croire. Depuis la tempête financière de 2008, nos dirigeants nous apparaissent comme impuissants et incompétents. Pourtant, et alors que la vie est devenue plus difficile pour une majorité d’entre nous, nos dirigeants se portent relativement bien. Leur niveau de vie ne baisse pas, ils ne craignent pas les attentats dans le métro car ils ont des chauffeurs…Il est alors tentant de les considérer comme une bande de pantins, ayant pactisé avec une élite dont le but est d’instaurer le chaos…Bien que cette vision des choses soit tentante, ne serait-ce que par vengeance, elle risque d’aggraver la crise que nous traversons.

Les théories du complot : pourquoi c’est un problème ?

À première vue, les théories du complot pourraient être considérées avec sympathie : elles sont le signe d’un intérêt pour la politique, elles témoignent d’un regard critique sur le monde…Dans le même temps, ces théories posent un double problème à la démocratie : un problème civique et un problème politique.

Un problème civique car les théories du complot divisent la communauté des citoyens au cœur des moments de deuils. Les lendemains d’attentats devraient être l’occasion partager un moment de recueillement autour de la tristesse pour les proches des victimes et de la condamnation de la haine et de la violence. On parle, en effet, d’adultes qui font le choix de tuer le plus d’êtres humains possible et ce, dans le but de terroriser le reste de la population. Ces actes devraient nous offrir l’opportunité de nous ressouder face à la barbarie. Or, les théories du complot nous privent de ces instants de concorde : « les coupables ne sont pas ceux qu’on croit », « les victimes ne sont pas celles qu’on croit », « la vérité est ailleurs ». À cause des théories du complot, chaque nouvel attentat déchire un peu plus la communauté des citoyens (sur l’importance des moments de cohésion pour l’équilibre d’une démocratie, c’est par ici).

Bien sûr, il est essentiel, dans une démocratie, que des interprétations contradictoires des événements puissent traverser l’espace public. Le fait d’envisager qu’il puisse y avoir des zones d’ombres dans l’explication des événements relève d’une démarche d’esprit critique qui doit être encouragée. Mais il faut également avoir conscience du fait qu’il existe de vrais théoriciens du complot, engagés dans une guerre de propagande dont le but explicite est de détruire les démocraties occidentales. L’effet de la généralisation des théories du complot est en effet de gommer la distinction entre les régimes démocratiques et les régimes totalitaires. « Vous croyez que vous vivez en démocratie ? Et bien vous êtes aveugles. Vous croyez vraiment que vous êtes plus libres qu’un russe ou un iranien ? Vous êtes manipulés ». La seule distinction qui persiste est l’opposition entre le « système » et les résistants, ceux qui ont vu le complot. Au passage, on oublie que nous avons le droit de vote, la liberté de la presse, un internet non-censuré, l’égalité de droit entre les citoyens, la liberté d’association…Tout ce que constitue la spécificité de nos démocraties est dissout dans le chaudron de la pensée complotiste. De plus, et c’est ce qui est encore plus grave, la pensée du complot réduit de façon dramatique le champ de l’action politique : soit vous décidez d’être un mouton du « système », soit vous prenez les armes contre le système.

Pour sortir  de la crise traversée par nos sociétés, nous avons besoin d’une approche plus nuancée. Un attentat terroriste, comme ceux qui frappent l’Occident depuis 2001, peut-être perçu comme une série d’échecs. L’échec de la famille à apporter la sécurité nécessaire à un enfant, l’échec de la société à prendre le relai de la famille, l’échec de l’école à offrir des perspectives d’avenir, l’échec des autorités religieuses à offrir une alternative à la propagande haineuse des djihadistes, l’échec des services de sécurité dans la transmission et l’analyse des signaux d’alerte, l’échec de chacun d’entre nous à créer un lien de confiance avec les membres d’une autre communauté. Il n’y a pas de solutions miracles pour prévenir ces échecs en cascade. Il faut que chacun, à son niveau, se remette en question et fasse un peu plus. C’est ça l’essence même de l’action politique : chercher à aller au-delà de notre seul intérêt et à agir dans le bien être de la société. Cette réalité de l’action politique utile ne fait pas rêver. C’est pour cela que les théories du complot se rependent, en rejetant la faute sur un fantôme, sur une illusion : la fameuse élite qui tire les ficelles dans l’ombre, élite que l’on va identifier, traquer, dénoncer et supprimer…Beau programme.

Les théories du complot : que faire ?

Les théories du complot révèlent, avant tout, un problème de confiance, un problème d’ignorance mutuelle au sein d’une société. C’est parce qu’une majorité de citoyens n’ont pas assez l’occasion d’être en contact avec les institutions, les médias, les politiques, les élites qu’ils peuvent développer des illusions et des fantasmes à leurs égards. La première action à mener est donc d’ouvrir les portes et les fenêtres, les occasions d’échanger, les opportunités de se confronter à l’autre. Si on se place, à présent, au niveau rhétorique, l’enjeu principal est de lutter contre les ruptures et les fractures qu’amorcent les théories du complot entre croyants et sceptiques. Voici deux conseils pour maintenir les conditions d’un échange ouvert.

     1. Refuser la charge de la preuve

La première chose, pour espérer avoir une discussion ouverte, est d’éviter de vous retrouver dans une posture où vous allez devoir défendre une version dite « officielle » des faits. Si vous vous retrouver sur la défensive, vous risquerez d’apparaître comme un complice du « système ». Dans ce cas, il n’y aura plus de discussion possible : tout ce que vous direz sera retenu contre vous, comme des signes du fait que vous êtes soit de mauvaise foi, soit manipulé. Pour éviter cette situation, vous devez refuser la charge de la preuve, c’est-à-dire refuser d’être dans la position où vous devez prouvez qu’il n’y a pas eu de complot. Si votre interlocuteur pense qu’il y a quelque chose qui cloche, vous devez l’inviter à présenter ses preuves et son explication alternative. Plutôt que d’être dans une situation de forteresse assiégée, vous pourrez, par vos questions et vos demandes de précision, aider votre interlocuteur à clarifier et à mettre à l’épreuve ses idées.

      2. Relancer l’esprit critique

Car il est important d’être bien clair sur une chose : l’objectif de la discussion ne saurait être de faire changer votre interlocuteur d’avis. L’objectif est, plutôt, de parvenir à relancer l’esprit critique de votre interlocuteur quand il se braque, en acceptant qu’il fasse de même pour vous. C’est de cette façon qu’une discussion peut contribuer à faire reculer le dogmatisme. La technique, pour relancer un interlocuteur qui se braque, n’est pas de chercher à lui apporter une preuve qu’il se trompe mais de l’inviter à considérer des hypothèses alternatives. Concrètement, prenons l’exemple de la théorie du complot qui a émergé après les attentats de Charlie Hebdo. Selon cette théorie (diffusée par exemple ici), les attentats de Charlie Hebdo ont été organisés par les services secrets israéliens, avec la complicité des services secrets français et des médias, pour préparer l’opinion à une campagne visant à priver les musulmans de leurs libertés. Parmi les indices présentés comme preuve de cette théorie, le plus viral est sans doute la fameuse carte d’identité oubliée par l’un des terroristes dans la voiture : « Comment peut-on préparer soigneusement un attentat et oublier bêtement sa carte d’identité dans la voiture ? C’est bien la preuve qu’il y a une grossière manipulation ! ». C’est vrai que, vu comme ça, l’oubli de la carte d’identité est surprenant. Si l’on croit au complot, ce fait devient une preuve quasi irréfutable des intentions des comploteurs : la carte d’identité est un moyen de faire porter le chapeau au terrorisme islamique. C’est là qu’il peut être intéressant de demander à votre interlocuteur s’il n’y a pas d’autres hypothèses qui permettraient d’expliquer l’oubli de cette carte d’identité. Un moment de panique ? Un moment de distraction ? C’est possible, mais on pourra rétorquer qu’un terroriste entraîné ne commettrait pas ce genre d’erreurs. Et si l’oubli était voulu par le terroriste? En effet, les terroristes ne cherchent pas à cacher leurs identités, ils revendiquent leurs actes, ils en sont fiers. La présence de la carte d’identité dans la voiture devient alors moins troublante…

Bien sûr, ce jeu des hypothèses alternatives ne parviendra pas à faire changer d’avis un interlocuteur persuadé de l’existence d’un complot. Mais cela vous permettra de maintenir la discussion sur un mode de la coopération et non de l’affrontement. Ce n’est pas peu. Face aux menaces que les théories du complot font peser sur le vivre ensemble, nous nous en sortirons avec une recette simple et efficace : dialoguer toujours plus, avec des personnes toujours plus éloignées, en faisant toujours plus d’efforts pour contrôler notre peur et notre colère.

Si vous voulez lire un ouvrage de référence sur le phénomène: Danblon E. et Nicolas L. Les rhétoriques de la conspiration. CNRS, Paris, 2010.

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